Cinenews N° 108

Kamal Lazraq : « Le Maroc se développe mais toute une partie de la société est laissée sur le côté »

2024-02-07

Kamal Lazraa « Le Maroc se développe mais toute une partie de la société est laissée sur le côté » Les Meutes est votre premier long-métrage. Quel est votre parcours de cinéma? Je suis né et j’ai grandi au Maroc, je suis arrivé à Paris à 18 ans pour faire des études de droit et de sciences politiques. C’est à Paris que j’ai découvert certains films qui ont été un déclic, des films étrangement très différents de ceux que je ferai par la suite. Par exemple, Sonate d'automne d’Ingmar Bergman a été mon premier choc, celui qui m’a fait comprendre toute la puissance émotionnelle que pourrait receler le cinéma. Ensuite, j’ai découvert des films plus proches de ce que je fais maintenant : le néoréalisme italien, les films de Ken Loach, le cinéma américain des années 70... J’ai ensuite passé le concours de la FEMIS, école où j’ai vraiment commencé à faire des films. Dans le contexte de la scolarité, on faisait des exercices très encadrés ce qui permettait d’expérimenter beaucoup de choses. C’est là que j’ai commencé à aimer travailler avec des acteurs non professionnels. Dans Les Meutes, il n’y a quasiment que des non professionnels, tout comme dans mon film de fin d’études, Drari (2ème prix de la Cinéfondation), que j’ai tourné à Casablanca. Travailler avec des non-professionnels procure beaucoup de liberté, de souplesse, d’adaptabilité. Je n’avais pas envie de faire un cinéma où il faut attendre deux heures pour que la lumière soit parfaite. J’ai réalisé un second court-métrage de 30 minutes, Moul Lkelb (L’homme au chien), qui se passait au cours d’une seule nuit, dans le milieu des combats de chiens. C’est ce court qui m’a amené vers Les Meutes, dans le prolongement du même univers. Le film semble parfois improvisé: aviez-vous un scénario complet en amont, ou avez-vous improvisé au fil du tournage? Le scénario était écrit de manière très précise. Mais travailler avec des non professionnels ouvre à des imprévus. Mes acteurs viennent de milieux sociaux très difficiles, Os connaissent des addictions... J’ai réécrit certaines scènes le matin au pied levé parce que l’un des acteurs film, qu’ils étaient supers mais n’étaient pas des professionnels. Ils sont très intenses devant la caméra mais aussi dans la vie. Le but était de ne pas abîmer leur intensité naturelle par trop de contraintes techniques. Ils n’arrivaient pas à respecter les marques, par exemple, donc notre méthode devait s’adapter à eux. Sur une trame minimale de film noir, Les Meutes évoque beaucoup de sujets. Par exemple, le rapport père-fils, qui semble s’inverser. Au Maroc, la figure du père et la masculinité en général sont très différentes des conceptions occidentales. Au Maroc, il existe un très grand respect envers le père, on ne conteste pas sa parole, on ne peut pas faire sa crise d’adolescence. Quand on a dit à l’acteur qui joue le fils, “lui, ce sera ton père”, un rapport de déférence s’est installé entre eux. La trajectoire du film, c’est ça : un fils qui accepte tout de son père alors qu’il sait très bien au fond de lui que le père prend des mauvaises décisions. En même temps, Issam (le fils) obéit avec réticence, se permet même de critiquer ou d’engueuler Hassan, son père. Oui, mais malgré ses réticences, il le suit, il ne l’abandonne pas. Et il lui dit quand même des choses très dures. À un moment, Issam prend le volant de leur véhicule, concrètement et symboliquement. Il se rend bien compte que le père a lâché prise. En écrivant le scénario, je ne voulais pas charger le film de psychologie, il me semblait que ce rapport père- fils serait plus fort en passant par des attitudes, des regards, des silences... Dans le film, on est dans l’action pure et dans une temporalité courte, les personnages n’ont pas le temps de développer de longs dialogues. Ce sont les actions, les décisions, les non-choix qui nous éclairent sur la psychologie des personnages et sur leur relation. En tant que spectateur, je pense que c’est plus intéressant de ne pas avoir toutes les clés, d’avoir un espace d’interprétation et de liberté de lecture. Les “meutes”, ce sont aussi les bandes de gangsters qui s’affrontent. Comme dans le film noir, le banditisme est un vecteur de regard social sur un pays. Le contexte du gangstérisme traduit une certaine misère sociale. L’illégalité est un moyen de survie. Au début, Hassan veut acheter de la viande pour sa mère mais n’en a pas les moyens. Il va alors accepter une mission pour l’un des gangs. Le Maroc se développe mais toute une partie de la société est laissée sur le côté et ces gens se retrouvent piégés dans des engrenages tels que celui montré dans le film. Mes acteurs font partie de ce genre de milieu. Mais malgré la dureté, parfois même une forme de bestialité de la part des gangsters, il y a toujours au fond de ces populations une humanité. Pendant les castings, j’ai rencontré des dizaines de jeunes issus de ces quartiers et quand on évoquait avec eux les épisodes un peu dangereux de leur vie, ils disaient toujours “j’aimerais ne pas avoir à faire ça mais je n’ai pas le choix”. Cette dimension sociale était un des éléments forts du film. Quand on tournait dans les quartiers, les gens venaient et réclamaient leur petit billet. La survie était omniprésente. La religion est présente, à la fois sous forme magique, choses illégales ou amorales mais tient à enterrer selon les codes religieux le type qu’ils ont tué. La religion est très présente dans la culture marocaine, et je dirais même que c’est une forme de superstition : la peur d’être maudit, la peur de subir un châtiment divin... Les gens peuvent accepter de faire des choses pas très morales pour survivre mais la chape de superstition est toujours présente. Même les gens les plus éduqués et cartésiens ont cette dimension en eux. Dans les dialogues, dieu est toujours là : que Dieu t’aide, que Dieu te maudisse, que Dieu te guide, etc. C’est ancré dans la façon d’être des Marocains. Et ça induit une ironie tout au long du film. C’est difficile de faire disparaître un cadavre : cette difficulté est le cœur narratif de votre film. Le film n’est pas une franche comédie, il est très sombre, mais il comporte une ironie souterraine. J’y ai injecté aussi une dose de burlesque ainsi qu’une dimension absurde. J’avais en tête la figure de Sisyphe et de son rocher. Mais c’est vrai que mon intention n’était pas d’aller vers la pure comédie ou le pur burlesque. Quand on circule dans les marges de Casablanca la nuit, cette dimension burlesque est très présente : les gens sont souvent de véritables personnages qui cabotinent. Je pense que le burlesque du film vient plus de cet aspect documentaire que d’une intention de ma part d’appuyer cette dimension. Mon rapport à Casablanca a beaucoup nourri mon écriture. L’ironie est également présente dans l’arc narratif du film : Hassan est sans arrêt dérouté de son chemin et finit par être jeté dans la gueule du loup de la bande rivale. Ce trajet incarne la thématique de l’absurde. On évoquait Sisyphe, c’est ce qui arrive à Hassan. Son trajet est une boucle et il finit par arriver là où il ne devait surtout pas arriver. Il part de l’aube, termine à l’aube. Cela donne une dimension existentialiste au film. Hassan lutte pour essayer de s’en sortir, et au final, il revient à son point de départ. La lecture au premier degré de ce film est assez simple: il s’agit de se débarrasser d’un corps. La dimension sociale, existentialiste, filiale, tout cela forme les couches souterraines du film. Le film est nocturne, l’image est superbe, les visages des acteurs sont incroyables. Comment s’est passée votre collaboration avec Amine Berrada, chef opérateur expérimenté? Je connaissais Amine, on avait fait la FEMIS à quelques années d’intervalle, j’apprécie son travail, j’avais envie de travailler avec lui, et de plus, il parle la langue. La première chose dont je lui ai parlé, c’est que la technique ne devait pas écraser les acteurs. Amine l’a très vite compris. Pour chaque séquence, on a pris le temps de mettre en place un éclairage pour que les acteurs et l’équipe puissent évoluer librement, quasiment à 360°. Je lui ai dit aussi que je souhaitais une image très organique, très chamelle, en assumant les défauts. Il ne fallait pas faire du léché, je préfère quand il y a du grain, quand c’est un peu baveux. Sur le plateau, on s’adaptait chaque jour en fonction de ce qui se passait. Pour la scène autour du puits, Amine avait prévu d’installer des projecteurs sur grue afin d’éclairer toute la zone du puits : c’était trop lourd et compliqué, les deux acteurs ne comprenaient pas trop, ça donnait une image trop conventionnelle. On s’est regardés, comprenant que le film n’était pas là. Finalement, on a allumé les phares de la camionnette, on a vu ce que ça donnait: les visages surgissaient de l’obscurité, y retournaient... On s’est dit “voilà, le film est là”. On ne voit pas tout parfaitement, il y a des défauts, mais c’est vivant, c’est dans le ton du film. Pouvez-vous parler de Ayoub Elaïd qui joue Issam, le fils, avec beaucoup d’intensité? J’ai travaillé avec un directeur de casting marocain, Amine Louadni, qui a des contacts dans tous les quartiers populaires de Casablanca. J’ai rencontré une centaine de jeunes. J’ai remarqué Ayoub sur une photo, il me faisait penser à Franco Citti dans Accatone. Je l’ai rencontré, je l’ai filmé, il dégageait vraiment ce côté pasolinien. J’ai continué à chercher et quand j’ai voulu revoir Ayoub, il avait dispam. On l’a recherché et retrouvé dans son village. Il est revenu vers nous mais ne comprenait pas: “je ne suis pas acteur” disait-il. Il fallait le convaincre. J’ai passé du temps avec lui dans son quartier, on a bu des cafés, ça l’a mis à l’aise. Il était intense dans tous ses gestes, même quand il touillait son café ! Le plateau a été un déclic: il est entré dans le jeu, il a compris tout de suite les enjeux. Il n’avait pas de texte, je lui expliquais les points importants de la séquence et il la jouait, se l’appropriait, sans texte à apprendre. Il nous a tous étonnés. Il se comportait comme un acteur professionnel mais avec son authenticité brute. Le travail avec lui résultait d’un mélange entre des petites indications très précises (« soit en colère... lève les yeux... ») et sa liberté pour s’approprier la scène. Hassan, le père, est joué par Abdellatif Masstouri, un homme à la fois beau et cabossé. Je ne parvenais pas à trouver l’acteur non professionnel pour le père. À partir d’un certain âge, les hommes que je rencontrais étaient très intimidés, alors qu’Hassan est quelqu’un de décidé. C’est finalement Ayoub qui m’a présenté Abdellatif, voyant que je ne trouvais pas. Abdellatif tenait un petit stand informel de sardines grillées. Son visage, à la fois solaire et marqué, m’a impressionné. On lui a proposé, on a fait des essais avec les deux acteurs, ça a fonctionné. La vie d’Abdellatif est très chargée, romanesque : il a bourlingué en Europe, a été champion de taekwondo, fait de la prison... Il avait quelque chose à exprimer. Lui aussi a vite compris comment fonctionnait le cinéma. Parfois il était fatigué, à d’autres moments il s’embrouillait avec les gars du quartier, mais comme avec Ayoub, j’avais créé une relation avec lui en amont, et du coup, il était très impliqué. Les deux étaient très heureux et fiers de voir qu’une équipe de cinéma leur faisait confiance, ils avaient envie que ça marche.

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