Avec Autisto, Jérôme Cohen Olivar signe un film intime et bouleversant, inspiré de sa propre expérience de père d’un enfant autiste. Projeté ce vendredi 5 décembre au Festival International du Film de Marrakech, ce récit mêle pudeur, réalisme et poésie pour rendre justice aux familles souvent invisibles. Le réalisateur y explore la force des mères, la singularité des enfants autistes et la magie d’une communication hors du langage. Le film sortira au printemps prochain et promet de marquer durablement le regard du public.
Quelle est votre lien personnel avec l’autisme ? Qu’est-ce qui vous a poussé à aborder ce thème ?
Comme vous le savez, je suis parent d’un enfant autiste. Si j’ai choisi de réaliser un film sur ce sujet, c’est parce que je le vis au quotidien. Pendant longtemps, je n’en avais ni l’envie, ni l’énergie, ni même le besoin. Mais plus tard, à l’adolescence, lorsque des situations plus perturbantes sont apparues - comme la masturbation, que l’on voit dans le film - j’ai ressenti qu’il fallait en parler. Le besoin s’est imposé.
Décider d’en parler, était-ce une libération personnelle ou une volonté de sensibiliser ?
Les deux. C’est une libération personnelle, bien sûr, mais aussi une manière de dire aux familles concernées qu’il y a toujours de l’espoir. Rien n’est jamais complètement perdu. J’y crois, parce que je prends l’exemple de mon fils : il reste autiste sévère, mais il progresse, et surtout il est capable de faire des choses. On pense souvent que les autistes sont enfermés dans leur monde, mais il existe toujours une forme d’intelligence, parfois presque surnaturelle, que nous, neurotypiques, avons du mal à percevoir.
Avec le temps, j’ai vu mon fils Liam comprendre et percevoir des choses qui m’ont surpris. Son cerveau fonctionne différemment, beaucoup plus vite que le nôtre. Il n’a pas besoin de tout ce langage social que nous utilisons, dont 95 % n’a pas vraiment de sens. Lui va droit à l’essentiel : il exprime ses besoins clairement, mais il ne construit pas de phrases, parce que ce n’est pas son mode de pensée.
Vous insistez sur une vision différente de l’autisme…
Oui. Les autistes fonctionnent avec un autre système. Certains, comme les autistes savants ou surdoués, sont capables d’assimiler énormément de choses. Mais ce n’est pas la majorité. Et c’est là que le bât blesse : le cinéma montre presque toujours des autistes hyper savants, ce qui donne une vision erronée. La réalité, c’est que la grande majorité des autistes vivent avec des stéréotypies, des crises, des besoins médicaux. Les Aspergers, qui évoluent à très haut niveau, restent une minorité.
Il fallait rendre justice à ces enfants sévèrement autistes, souvent invisibles. Beaucoup de mères n’osent pas montrer leurs enfants, par honte ou par peur du regard des autres. Ces enfants existent, et on ne les voit pas assez.
Comment avez-vous choisi le ton du film, entre pudeur, émotion et réalisme, sans tomber dans le pathos ?
Le ton est venu naturellement. Je ne l’ai pas choisi consciemment. Il émane de l’écriture et de mes choix de mise en scène. Je ne me suis pas dit : « je vais créer telle atmosphère ». D’abord, nous n’avions pas les moyens pour un film de genre très codifié. Ensuite, je voulais que tout paraisse naturel.
Même dans les lieux de tournage, je n’ai pas cherché l’esthétisme. J’ai choisi ce qui me parlait, ce qui m’émouvait : des lieux populaires, simples, vivants, comme ce bar marqué par le temps. Je suis quelqu’un de simple, et ce sont ces choses-là qui me touchent.
« Autisto » est-il vraiment un film sur l’autisme, ou plutôt sur les mères confrontées à l’éducation d’un enfant handicapé ?
Bien sûr, ce n’est pas seulement un film sur l’autisme. C’est aussi un film sur les mères, en particulier celles qui élèvent seules un enfant difficile, autiste ou non. Porter un enfant seule, c’est déjà une charge immense.
J’ai été élevé par ma mère, sans père, et cela m’a marqué. J’ai vu ses sacrifices. Mon père est décédé quand j’avais quatre ou cinq ans, et ma mère a dû tout assumer. Elle est un exemple pour moi. C’est sans doute ce vécu qui m’a influencé dans la manière de raconter cette histoire.
Mahmoud, l’homme du cimetière, tisse avec Adam un lien spirituel presque «télépathique». Que symbolise ce personnage ?
Mahmoud est un pont entre le réel et l’au-delà, entre ce que l’on voit et ce qui nous échappe. J’ai voulu montrer qu’il existe un langage possible avec les autistes : le langage du regard, de l’âme, qui ne passe pas par les mots ni par le corps physique. Mahmoud, lui, communique avec les morts.
C’est exactement ce que je vis avec mon fils. Il peut rencontrer quelqu’un, le regarder, et la connexion se fait immédiatement - ou pas. Il prend la main, il serre, il crée un lien affectif, et des mois plus tard, il se souvient encore de cette personne. Pas besoin de paroles.
Dans la scène du cimetière, Adam s’assoit à côté de Mahmoud, partage un sandwich, et tout est dit. Ils fonctionnent de la même manière, à un niveau spirituel très élevé. J’ai voulu effleurer ce côté surnaturel, sans trop en dire. Peut-être aurais-je pu aller plus loin, mais je pense que le film garde ainsi son équilibre.
Le rôle de la mère, incarné par Loubna Abidar, est central et bouleversant. Qu’attendiez-vous de son interprétation ?
Je n’ai pas fait ce film seul. Je l’ai réalisé avec une productrice exceptionnelle, Zhor Fassi Fihri, qui m’a beaucoup soutenu dans mes choix. C’est elle qui a proposé Loubna, que j’avais imaginée au départ pour un autre rôle, celui de la barmaid. Finalement, j’ai opté pour le rôle de la mère, et Zhor m’a immédiatement soutenu. Sur le plan artistique, je n’avais aucun doute : Loubna avait toutes les caractéristiques nécessaires pour incarner cette maman.
Aviez-vous des craintes quant à ce choix ?
Zhor Fassi Fihri, en tant que femme, ressentait le besoin de réparer, de rendre justice à une actrice qui avait beaucoup souffert. Une femme qui souffre, ça interpelle. Cela m’a touché également. Elle voulait lui redonner ses lettres de noblesse.
Lors du Festival de Tanger, c’était exceptionnel : Loubna a été reçue avec chaleur, entourée, photographiée, aimée par la presse locale. C’était émouvant à voir, car c’est une femme à fleur de peau, hypersensible, une écorchée vive. Elle méritait de revenir au Maroc, elle en rêvait, elle voulait se réconcilier avec son pays qu’elle a toujours aimé.
Parlez-nous de l’enfant qui incarne le rôle principal. Comment avez-vous travaillé avec lui ?
Nous avons auditionné énormément de garçons, dont certains jouaient très bien. Mais je ne ressentais rien. Je disais à ma productrice : « Je veux que, dès que je le vois, je sois interpellé immédiatement. Je veux ressentir de l’empathie sans qu’il ait besoin de jouer une action particulière. »
Et nous l’avons trouvé par hasard, au Studio des Arts Vivants, dans une autre classe que celle où nous faisions passer les castings. Il est arrivé, et Zhor m’a demandé ce que j’en pensais. Je l’avais déjà remarqué, je l’avais trouvé extraordinaire, mais je m’étais dit : « Non, Jérôme, c’est trop. » Pourtant, c’était lui. Peu importait qu’il sache jouer, ce qui comptait, c’était ce qu’il dégageait, son visage, son expression.
Était-ce facile de le diriger?
C’était plus difficile pour lui que pour moi. Mais il a des capacités extraordinaires. Il comprenait très bien ce que je voulais. Pour moi, 50 à 60 % de la mise en scène, c’est le casting. Une fois qu’on a la bonne personne, il reste à la diriger. Ce n’est pas simple, mais c’est beaucoup plus facile quand on a le bon acteur : c’est un instrument juste.
Dès la première scène, le trouble autistique est montré de manière brute. Quels clichés vouliez-vous éviter ?
Je voulais que le début du film plonge directement dans la dureté et la difficulté, avant de s’en détacher progressivement. C’est une technique scénaristique, mais chez moi, c’est surtout intuitif. Mon film n’est pas un film d’auteur au sens élitiste. Il reste accessible, avec une structure conventionnelle, académique. Je l’ai voulu ainsi pour que le spectateur puisse être touché, ému, et même diverti. Car pour moi, l’émotion est une forme de divertissement.
La mise en scène est sobre, presque documentaire. Était-ce un choix assumé ?
Chaque sujet dicte sa mise en scène. Je ne choisis pas, je fais ce que la séquence exige. Je voulais une mise en scène invisible : pas de mouvements de caméra ostentatoires, pas de technique apparente. Tout devait être fluide, organique. Cela s’est fait naturellement.
La vraie difficulté, pour moi, n’est jamais la mise en scène, mais l’écriture.
Le film a été sélectionné à Angoulême. Quelle a été la réaction du public ?
À Angoulême, c’était extraordinaire. Nous avons eu une standing ovation. Les spectateurs étaient émus, beaucoup en larmes. Les retours ont été incroyables, et cela a marqué les gens longtemps après. Pour moi, c’était très gratifiant. Le cinéma, c’est partager des émotions.
Sélectionné aussi au FIFM, qu’est-ce que ce film a changé dans votre vie ?
Pour moi, l’essentiel n’est pas les festivals, mais le public. Marrakech est un honneur, bien sûr, mais le vrai test sera la réception du public. Si le film ne touche pas, c’est que j’ai échoué. Le cinéma coûte trop cher, il est trop complexe pour ne pas avoir cette responsabilité : toucher les gens. Je respecte les films intimistes, mais mon objectif est l’accessibilité. Mon film doit être compris du début à la fin, il doit émouvoir.
Au-delà de plaire, que voulez-vous que le public retienne ?
Que l’autisme n’est pas ce que l’on croit. Qu’il y a de l’espoir, de la magie, de la poésie. Que derrière la dureté, il y a aussi de l’amour. J’aimerais que, lorsqu’une mère sort avec son enfant autiste qui crie ou qui a des gestes étranges, les gens se disent : « il est autiste. » Qu’ils ne le regardent plus comme un enfant malade. Simplement comme un autiste.
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