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DANS L’ŒIL DE LA CAMÉRA







              Pourquoi filmer encore et toujours
              à Larache, votre ville de cœur ?
              Parce que Larache n’est pas seulement ma
              ville natale, elle est une source inépuisable
              d’images et de sensations. Filmer là-bas, c’est
              retrouver une mémoire intime, mais aussi
              bénéficier d’un véritable studio à ciel ouvert.
              La ville offre une lumière unique, changeante
              au fil de la journée, qui vient de l’océan et
              donne aux images une douceur presque
              picturale. Les couchers de soleil sur le port,
              les brumes matinales, le bleu profond de
              l’Atlantique… tout cela nourrit un imaginaire
              cinématographique d’une richesse rare.
              Il y a aussi la diversité des espaces : les ruelles
              anciennes de la médina, avec leurs murs
              blanchis à la chaux, les terrasses qui s’ouvrent
              sur l’infini, les champs aux abords de la ville,
              le fleuve Loukkos qui serpente vers l’océan.
              Chaque lieu semble contenir une histoire prête
              à éclore, un décor naturel qui ne demande qu’à
              être filmé. Ce n’est pas un hasard si je filme
              sans cesse Larache : elle m’offre ce mélange
              de beauté brute et de mélancolie, un équilibre
              fragile entre modernité et traces du passé.  dont un corps raconte l’indicible. Avec Saad,
              Mais au-delà des décors, Larache est une ville   c’était davantage un cheminement vers la
              habitée. Ses habitants, leur chaleur, leur silence   fragilité psychologique et émotionnelle cachée
              parfois, leurs gestes quotidiens, donnent à mes   derrière la force apparente que procure la
              films une densité humaine que peut-être je ne   capacité de voir le monde poétiquement. Dans
              trouverais nulle part ailleurs. Filmer à Larache,   les deux cas, il s’agissait de dépouiller, de faire
              c’est filmer un lieu qui respire, qui vit, qui me   tomber les réflexes d’acteurs pour atteindre une
              connaît et que je connais. C’est, en un sens,   vérité nue.
              continuer un dialogue intime avec ma ville,   Je crois profondément que le cinéma naît
              tout en l’ouvrant au regard du spectateur.  de la rencontre entre des êtres, et non de la
              Larache, c’est aussi un espace de contradictions   seule direction d’acteurs. Je les ai bien choisis,
              : une ville tournée vers l’océan mais en retrait du   je leur ai offert un cadre, une atmosphère,
              monde, à la fois lumineuse et mélancolique. Elle   une confiance, et eux ont apporté ce qui ne
              incarne parfaitement les thèmes qui traversent   s’écrit pas : leur chair, leur mémoire, leur
              mon cinéma : l’exil, la nostalgie, le désir de rester   mystère. C’est dans cette alchimie que la
              et la nécessité de partir.                métamorphose a pu advenir à l’écran.

              Nada Haddaoui et Saad Mouaffak offrent des   Malika El Omari apporte aussi
              performances bouleversantes. Comment      une grande justesse. Qu’a-t-elle
              avez-vous travaillé leur « métamorphose   apporté au film selon vous ?
              » ?                                       Malika El Omari a apporté au film une gravité
              Le travail avec Nada Haddaoui et Saad     douce, une densité humaine qui dépasse le
              Mouaffak s’est construit dans la durée et la   jeu d’actrice. Sa présence à l’écran est presque
              confiance. Je ne leur ai jamais demandé de   organique : elle n’incarne pas un rôle, elle
              “jouer” un rôle, mais de traverser un état, de se   habite un espace, un temps, une mémoire.
              laisser contaminer par l’expérience intime de   Sur le plan artistique, ce qu’elle a apporté est
              leurs personnages. La métamorphose ne vient   inestimable. Elle possède cette rare qualité
              pas du maquillage ou de la technique, mais   d’actrice qui n’a pas besoin d’en faire beaucoup
              d’une immersion progressive dans un univers,   : un simple geste, une caresse sur la joue de
              une manière de respirer, d’écouter, de se taire.   sa petite-fille, un silence prolongé, suffisent
              Avec Nada, nous avons beaucoup travaillé sur   à bouleverser. C’est la marque des grandes
              les silences, les gestes suspendus, la manière   actrices, celles qui savent disparaître derrière



        Cinenews Sept.-Oct.-Nov. 2025
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